Le secteur des arts visuels en Angleterre lutte pour sa survie. Les institutions publiques doivent fermer face aux coupes budgétaires du gouvernement britannique, de la flambée des factures de l’énergie, et de l’impact de la pandémie et du coût de la vie sur la fréquentation. Les artistes sont continuellement sous-payés et systématiquement exploités. Les formations artistiques universitaires sont supprimées. Occulté par les transactions opaques de la partie supérieure du marché de l’art qui reste à un très haut niveau, le secteur commercial montre également des signes de tension, les galeries émergentes et moyennes étant forcées de se développer pour ne pas disparaître. Même les grandes entreprises souffrent : au cours des derniers mois, d’importantes foires d’art, dont Masterpiece, ont été abandonnées en raison de l’escalade des coûts, aggravée par le Brexit.
Pendant la pandémie, le Fond de relance de la culture, doté de 1,6 milliard de livres sterling (près de 1,9 milliard d’euros), a permis d’éviter l’effondrement de l’ensemble du secteur artistique. Mais depuis, le financement de l’Arts Council England (ACE) a été fortement diminué, les institutions londoniennes devant faire face à une réduction de 50 millions de livres sterling (58,6 millions d’euros) au cours des trois prochaines années. Parmi les institutions les plus touchées figure le Camden Art Centre, dont les subventions sont passées de 920 000 à 600 000 livres (703 750 euros), les Serpentine Galleries (de 1 194 000 à 708 000 livres, soit 830 424 euros de baisse) et le Southbank Centre (de 18,4 à 16,8 millions de livres, l’équivalent de 19,7 millions d’euros). Le financement des musées de l’université de Cambridge a chuté de 1 213 000 à 618 000 livres (724 862 euros). Dans le cadre d’un soi-disant « nivellement par le haut » des régions, d’autres musées ont bénéficié d’une redistribution, notamment le centre d’art Arnolfini à Bristol, dont le financement est passé de zéro à 697 000 livres (817 522 euros), et le Towner d’Eastbourne (de 359 000 à 538 000 livres, soit 631 000 euros).
Selon Nicholas Serota, le président de l’ACE, les réductions « affectent un petit nombre d’institutions basées à Londres ». Dans l’ensemble, note-t-il, l’organisme « dépense plus en termes de liquidités, en particulier en dehors de Londres, et [a] obtenu le maintien des exonérations fiscales pour les expositions, le théâtre et les orchestres ». Cependant, il « reconnaît que les coûts ont augmenté, que les pressions sur les institutions publiques sont plus fortes que jamais et que de nombreuses organisations sont maintenant en mesure de faire moins que ce qu’elles souhaiteraient. »
Un porte-parole du ministère britannique du Numérique, de la Culture, des Médias et des Sports (DCMS) note qu’un nombre record de 985 organisations bénéficient du soutien de l’ACE cette année. « Nous soutenons également des institutions financées par des fonds publics, ajoute-t-il, telles que la National Portrait Gallery et la Young V & A, en les rénovant à hauteur de plusieurs millions de livres pour s’assurer qu’elles continuent d’offrir au public des expériences enrichissantes. »
En conséquence, les institutions de toutes les régions sont confrontées à des décisions critiques ou, pire, à des fermetures. Pour beaucoup, les pressions financières actuelles « sont pires qu’à l’époque du covid », déclare Tony Butler, directeur exécutif du Derby Museums Trust. Les musées comme le sien ont été mis à mal par « l’effet cumulatif des difficultés financières qui existent depuis près de dix ans », l’austérité gouvernementale ayant poussé les conseils locaux d’Angleterre à procéder à des « réductions d’une année sur l’autre », ajoute-t-il. Les subventions d’urgence débloquées pour faire face à la pandémie ont permis d’éviter un « véritable carnage » dans le secteur, mais Tony Butler pense aujourd’hui que « la viabilité à long terme de la culture publique et régionale est réellement remise en question ».
Réductions et fermetures
En mai, les recteurs d’université ont averti le gouvernement que le modèle de financement du secteur de l’enseignement supérieur était « cassé », compte tenu de l’augmentation des coûts due à l’inflation, et ont demandé instamment une révision des frais de scolarité. Les départements d’arts et de sciences humaines sont les plus touchés par les coupes budgétaires.
L’université de Brighton a annoncé qu’elle fermait le Brighton Centre for Contemporary Arts (CCA). Plus de 100 salariés de l’université devraient perdre leur emploi alors que l’institution cherche à économiser 17,9 millions de livres sterling (21 millions d’euros). « La fermeture du Brighton CCA n’est qu’un des résultats de ces attaques soutenues et politiquement motivées contre le secteur créatif, pointe Ben Roberts, directeur de l’association Brighton CCA. Nous assistons à la destruction délibérée de nos institutions et de nos industries créatives les plus précieuses ».
Invoquant un manque à gagner de 20 millions de livres sterling (23,4 millions d’euros), l’université de Wolverhampton a supprimé environ 140 cours de premier cycle et de troisième cycle pour l’année universitaire 2022-2023. « Les arts du spectacle et les arts visuels ont été les premiers visés, explique Aidan Byrne, responsable de la Littérature anglaise et ancien président de l’University and College Union. La population locale [se voit] refuser l’opportunité de faire partie du monde de l’art, réduisant son accès à ceux qui sont mobiles et aisés. »
La situation est la même dans toutes les régions. « Les habitants limitent leurs dépenses, ce qui affecte inévitablement les ventes de billets et les recettes », explique Clare Lilley, directrice du Yorkshire Sculpture Park (YSP), qui déplore ne pas avoir retrouvé le niveau de fréquentation d’avant la pandémie. En juillet 2020, le YSP a introduit des droits d’entrée. La billetterie est désormais la « pierre angulaire » de son modèle économique, l’établissement ne recevant que 17 % de son financement du gouvernement. L’augmentation des coûts de l’énergie affecte l’institution, comme ceux de la sécurité ou du transport, qui représente « un poste budgétaire important pour l’organisation de nouvelles expositions ». À l’avenir, les « projets favorisant la fréquentation » seront privilégiés par rapport aux expositions plus risquées.
Réévaluer les modèles économiques
Parmi les autres institutions et musées régionaux contraints d’adapter leurs activités, citons Kettle’s Yard à Cambridge, tandis que le Sainsbury Centre à Norwich, qui fait partie de l’université d’East Anglia, a introduit un modèle de contribution volontaire pour les visiteurs. Le Fitzwilliam Museum, qui fait partie des musées de l’université de Cambridge, au même titre que Kettle’s Yard et six autres musées, se demande actuellement si l’entrée gratuite peut être maintenue pour certaines expositions temporaires, selon son directeur Luke Syson. L’institution cherchera désormais à obtenir le soutien de philanthropes et d’entreprises pour ses programmes.
Les plus grands musées doivent eux-mêmes trouver de nouvelles sources de financement. Tristram Hunt, directeur du Victoria and Albert Museum (V & A), explique que son institution est devenue « encore plus entreprenante » alors que le pourcentage de fonds publics alloués aux musées nationaux diminue et que le nombre de visiteurs « reste à la baisse ». Le DCMS fournit un peu moins de 50 % du budget de fonctionnement du V & A. En conséquence, le musée a agrandi le nombre de ses membres et de son cercle de mécènes. Il s’est associé à des entreprises technologiques et médiatiques telles qu’Adobe et Google pour des initiatives en ligne et éducatives, et a développé un parrainage commercial avec de grandes marques telles que Net-a-Porter et Gucci. Par ailleurs, le V & A a « réaffirmé sa relation avec des partenaires philanthropiques clés, dans les familles, les trusts et les fondations », et a réalisé « d’importants progrès en matière de location pour les entreprises et d’octroi de licences de marque ».
Une démarche qui n’est pas sans susciter quelques critiques. En juin, l’ancien coprésident du parti conservateur, Ben Elliot, également administrateur du musée, a été accusé d’avoir « porté atteinte à la neutralité politique » du V & A en aidant à y organiser un bal d’hiver du parti conservateur. Selon le code de conduite, les membres du conseil d’administration « ne doivent pas occuper un poste rémunéré au sein d’un parti politique ou un rôle particulièrement sensible ou en vue au sein d’un parti politique ». Ils ne doivent pas non plus « utiliser, ou tenter d’utiliser, les ressources du service public pour promouvoir leurs intérêts personnels ou ceux d’une personne, d’une société, d’une entreprise ou d’une autre organisation qui leur est liée ». Un porte-parole du V & A a indiqué que les événements organisés par le parti conservateur au V & A « étaient tous deux des locations standards d’espaces du V & A par des entreprises et qu’ils avaient été contractés et gérés par notre équipe chargée des événements d’entreprise ».
Les bas salaires des artistes
Un changement de stratégie commerciale peut apporter un soutien complémentaire aux grands musées, mais pour de nombreux artistes, leur carrière reste non réglementée et non professionnalisée. Un rapport sur la rémunération des artistes, commandé en mars par a-n, la plus grande association d’artistes du Royaume-Uni, et réalisé par l’organisation d’artistes Industria, a mis en lumière « une culture de faibles honoraires, de travail non rémunéré et d’exploitation systémique ». Il en ressort notamment que les artistes gagnent en moyenne 2,60 livres sterling (3 euros) de l’heure, soit bien moins que le salaire minimum britannique de 9,50 livres sterling (plus de 11 euros) de l’heure (à l’époque de l’étude).
Helen Cammock, lauréate du Turner Prize, dont la commande pour cet été pour le Brighton CCA a été annulée après la fermeture du centre, déclare qu’elle doit travailler « très, très dur pour se maintenir à flot ». Ses revenus proviennent entièrement de commandes publiques ; souvent, ses honoraires couvrent à peine ses frais. « Pour la plupart des artistes, c’est un chemin très, très précaire », constate-t-elle. Avec l’augmentation des loyers des ateliers, beaucoup sont tout simplement écartés de la profession. Elle note également que les jeunes galeries sont en difficulté : « Si les collectionneurs achetaient des œuvres dans de petites galeries, ils assureraient leur survie et celle des artistes émergents qu’elles soutiennent ».
Le marché ralentit
Au cours du premier semestre 2023, le marché de l’art est entré dans une nouvelle phase. Certains secteurs, comme le marché de l’ultra contemporain, se sont nettement refroidis, tandis que d’autres sont devenus plus atones.
Jusqu’à présent, le haut de gamme semblait à l’abri des vicissitudes du monde réel. Pour tenter de maintenir cette bulle, les grandes galeries et les maisons de ventes aux enchères mettent en place des structures commerciales de plus en plus complexes. La société mère de Phillips, dont le siège est à Londres et qui appartient à des Russes, est passée d’une immatriculation aux Seychelles à une immatriculation dans les îles Vierges britanniques, fiscalement avantageuses, juste avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine en février 2022. Parallèlement, en février 2023, la galerie White Cube, basée à Londres et à Hongkong, qui connaît une croissance rapide, a enregistré une société basée à Jersey, présidée par son propriétaire Jay Jopling.
D’autres galeries font appel à des investisseurs, une pratique courante, même si elle est rarement rendue publique. Pendant Art Basel en juin, le galeriste français Emmanuel Perrotin a fait la une des journaux en annonçant qu’il vendait 60 % des parts de sa galerie à Colony Investment Management.
Ellie Pennick, qui a ouvert il y a trois ans la galerie londonienne Guts, affirme que les petites enseignes qui n’ont pas d’investisseurs « paniquent ». Sans ces investissements, note-t-elle, les jeunes entreprises ne pourront pas se développer « et les artistes iront vers les valeurs sûres ».
Les petites galeries et celles de taille moyenne sont souvent les premières à être touchées par les crises économiques, mais même les grandes enseignes sont touchées. La vente du soir des XXe/XXIe siècles organisée par Christie’s à Londres n’a rapporté qu’un tiers du résultat de celle de l’année dernière et n’a pas atteint l’estimation d’avant-vente.
Le chercheur James Goodwin, spécialiste du marché de l’art, estime que l’ensemble du secteur va connaître des bouleversements. Il pense que les taux d’intérêt vont ralentir les économies britannique, américaine et européenne « probablement jusqu’à la récession, peut-être pour une période prolongée ». L’effet d’entraînement d’une phase de stagflation sera ressenti de manière aiguë sur le marché. « Les perspectives de revenus futurs des entreprises sont faibles, ce qui signifie qu’il y aura moins de bénéfices pour acheter des œuvres d’art », pronostique le chercheur.
Cette situation, associée à une hausse probable de la fiscalité et à une progression significative des goûts au fur et à mesure du « grand transfert de richesses », présente un tableau inquiétant. Il n’y a peut-être pas de meilleur moment pour repenser la manière dont l’écosystème de l’art valorise tous ses composants.