Le Musée d’art moderne de Paris (MAM) accueille votre projet « Reanimation Paintings : A Thousand Voices ». En quoi consiste-t-il ?
Depuis plusieurs années, je travaille avec des enfants et des adolescents en les invitant à apporter leur contribution en dessin à un projet d’image ou de film d’animation. J’ai choisi quatre œuvres dans les collections du musée, en relation avec la musique : Buste de chanteuse de face (1902-1914) de Georges Rouault ; Rythme (1938) de Sonia Delaunay ; Stéréofigure (1959) de Victor Brauner ; et Sylvie (grosse tête) (2018) de Nina Childress. Chaque jeune choisit de reproduire et interpréter à sa manière l’une de ces œuvres en réalisant un dessin sur la longue table lumineuse spécialement conçue pour l’atelier aménagé au sein du musée. Les dessins seront ensuite assemblés puis imprimés sur pellicule 16 mm pour créer quatre films d’animation, chacun portant sur l’une de ces peintures. Un second atelier équipé de microphones, dans la salle adjacente, permet d’enregistrer des sons. Ils constitueront la matière principale d’une nouvelle composition immersive qui accompagnera les films, dévoilés au public lors de l’exposition sur ce projet au MAM au printemps 2025. C’est une manière de donner le pouvoir à l’imagination des quatre mille enfants qui vont y participer au total, à la fois dans la réinterprétation d’un tableau mais aussi sous la forme d’un atelier de composition où chacun peut projeter avec la voix et des instruments de musique ce que lui inspire une œuvre.
Le titre A Thousand Voices [en français, Mille et une voix] fait référence à l’ouvrage de Joseph Campbell The Hero with a Thousand Faces [Le héros aux mille et un visages]. Ce texte traite du monomythe, l’idée selon laquelle toutes les mythologies humaines racontent la même histoire. À travers ce projet participatif, je souhaite mettre à jour cette théorie. Tous les enfants dessinent, mais derrière chaque dessin se cachent des histoires à la fois individuelles et universelles. Les films rendront compte de cette vision commune d’une œuvre, mais aussi de la contribution originale de chacun, perceptible de manière subliminale, à raison de douze dessins uniques scannés pour réaliser le même nombre d’images par seconde – d’imaginaires, pourrait-on dire.
Vous présentez à la Biennale de Lyon une installation immersive à huit écrans de cinéma synchronisés et seize haut-parleurs, intitulée « Resonance Project : The Cave ». Cet opéra vidéo comprend une nouvelle composition et un octuor de chanteurs : Rufus Wainwright, Woodkid, eee gee, Mélissa Laveaux, Hamed Sinno, Jean-Christophe Brizard, Mo’Ju et Michiko Takahashi. Comment avez-vous composé avec ces huit voix ?
C’est un projet dont je rêvais depuis dix ans. J’ai eu la chance d’avoir accès à la Grotte de Font-de-Gaume en Dordogne. Je soupçonnais que je pourrais faire chanter la grotte, comme un énorme coquillage. Lorsque j’y suis descendu, en émettant une note grave avec la voix, la résonance acoustique s’est avérée extraordinaire. Le principe est que la grotte devient le diapason. Lorsqu’on y chante, le fa est la note qui sort avec le plus d’intensité. Il se produit une amplification exponentielle de la voix, c’est chamanique ! Sur une période de trois ans de tournage, je suis allé dans la grotte avec chacun des chanteurs, un par un. Je leur ai demandé d’interpréter leur premier souvenir de chanson – le plus souvent un air remontant à l’enfance. J’ai ensuite réalisé un travail de composition en juxtaposant ces huit mélodies dans une polyphonie où la grotte « donne le la » – ou plutôt le fa, en l’occurrence.
Grâce à ce diapason géologique, les chanteurs se sont accordés les uns avec les autres, à partir de mélodies issues de leur propre histoire. Rufus Wainwright, par exemple, a choisi À la claire fontaine, que lui chantait sa mère, petit. C’est aussi la chanson qu’il lui a chantée pour la dernière fois lorsqu’elle était dans le coma. Lors de l’enregistrement, nous avons été traversés par des frissons… Cette installation présentée à la Biennale de Lyon permet de partager l’intimité de chaque chanteur mais aussi déambuler pour entendre l’harmonie improbable d’une chanson vaudoue par Mélissa Laveaux, d’origine haïtienne, avec une chanson française, japonaise… C’est une immersion dans l’enfance des huit interprètes mais aussi dans celle de l’humanité. Cette grotte paléolithique préexiste à toutes nos cultures. De manière empirique, nous avons découvert avec les archéologues une corrélation entre la résonance à certains endroits de la grotte et une concentration de peintures rupestres. Précisément là où la voix semble sortir de la terre, nos lointains ancêtres ont peint sur les parois. Cela a ouvert une piste de recherche.
De surcroît, la forme de la grotte n’ayant pas changé, cela signifie que la note est restée la même. À supposer qu’ils chantaient ou produisaient des sons, par extrapolation nous pouvons imaginer que ce que nous entendons avec les chanteurs aujourd’hui s’apparente aux sons produits il y a environ 14 000 ans avant notre ère. S’y ajoute le lien entre le son et l’image, qui a toujours été essentiel dans ma compréhension du monde. Constater qu’il était déjà présent dans les premières expressions de l’humanité est très émouvant.
« The Cave » est l'œuvre la plus récente et la plus ambitieuse du « Resonance Project », qui explore la relation entre la musique, le corps et l'espace. Depuis 2007, vous expérimentez ce phénomène de la résonance acoustique, des égouts de Brighton au Centre Pompidou. À quel moment avez-vous eu la révélation de son potentiel créatif ?
Très jeune, j’ai compris qu’il existait une tonalité dans l’architecture, que tout espace crée une note. J'ai commencé à sortir ces notes en constatant à quel point c'était magique. J’ai fait chanter le métro à Londres, les passagers étaient bluffés par ce son énorme semblant provenir des murs, mais en fait, de la voix. Lorsque j’ai étudié la musique et les beaux-arts, j’ai commencé à me rendre compte que ces espaces étaient comme des instruments de musique qui n'avaient jamais été joués. Ma première performance aux Centre Pompidou était totalement illégale. J’étais encore étudiant à Oxford. J’ai acheté des billets pour mes chanteurs qui sont entrés dans des tunnels du musée, entre les expositions. Si on y chuchote la bonne note, cela résonne à merveille, comme d'énormes tuyaux d’orgue. J’ai filmé leur performance pendant six heures ; un important public nous regardait. Plusieurs années plus tard, j’ai montré ce film aux conservateurs du Centre Pompidou, qui ne se souvenaient pas avoir programmé cette performance… Ils ont décidé de le faire « pour de vrai », cette fois, avec les meilleurs chanteurs d’opéra de Paris.
Ce qui est intéressant pour moi dans la continuité de ce projet, c’est que chaque fois que j'ai travaillé dans un espace différent, j'ai découvert non seulement que chaque espace a une harmonie très précise selon les dimensions, mais qu’aucune performance n’était similaire. Lorsque j’ai composé pour une résidence à l’opéra de Sydney, en Australie, j’ai intégré de la musique aborigène et chinoise dans la partition. À Istanbul, dans un hammam, des chanteurs turcs ont apporté leur propre histoire. On en revient à cette idée de friction entre la résonance, universelle, et le fait que dès qu'une personne s’empare de ce phénomène, s’exprime sa culture, son émotion. C’est cette expérience qui m’a poussé à réaliser le projet The Cave, le plus abouti à cette échelle.
À Lyon, vous exposez également une nouvelle série de « Resonance Paintings », réalisées à l’aide d’ondes sonores qui déplacent les pigments sur la toile. Une manière d’utiliser le son comme un pinceau et de donner forme à la manifestation physique des ondes.
Ces peintures s’inscrivent dans la même volonté de donner à voir, rendre tangible la matérialité du son. Lorsqu’on jette une pierre dans l’eau, on observe des cercles concentriques se propager à partir du point de contact central. À supposer que l’on puisse voir l’air de la même manière, des ondes sortiraient des chanteurs ou des musiciens, comme des vagues. Un concert serait un spectacle visuel, on baignerait dans les motifs géométriques absolument magnifiques des ondes qui nous entourent.
Pendant le confinement imposé par la pandémie de Covid-19, j’ai eu le temps de revisiter une idée de longue date : peindre avec le son. J’ai choisi les pigments secs en poudre les plus fins, dispersés sur la toile à plat dans l’atelier, tout en jouant des sons très purs. L’enceinte fait bouger l’air et crée des formes avec le pigment. Avec beaucoup d’entraînement, j’ai appris à composer des harmonies pour contrôler le mouvement du pigment de manière extrêmement précise. Telle note donne une certaine longueur d’onde, qui produit tel motif. C’est étonnant de voir à quel point il est possible de créer un Mark Rothko, un Agnès Martin ou un Frank Stella acoustiques ! L’histoire de l’abstraction – et parfois aussi de la peinture figurative – a très vite commencé à trouver des échos dans ces peintures sonores.
Lorsque j’ai été invité, dans le cadre du festival Normandie Impressionniste 2024, à réinterpréter les Nymphéas, j’ai passé dix-huit mois à travailler sur ces tableaux, après avoir enregistré les sons du bassin des nymphéas à Giverny et composé des harmonies musicales faisant vibrer la toile sur laquelle étaient disposés les pigments. Monet, lui, a passé trente ans à regarder une membrane qui vibre. Il a peint les ondes, les vibrations de la surface de son étang, en observant comment elles modifient la lumière. C'est exactement ce que j’ai fait avec mes peintures, faire bouger la lumière avec le son. Pouvoir explorer les couleurs avec cette profondeur m’a procuré un immense plaisir.
Avec le projet The Cave, j’ai peint huit tableaux en utilisant les ondes et les voix des chanteurs. Chaque peinture, unique, est une manifestation du son que l’on entend. J’ai pu retrouver des pigments identiques à ceux que l’on trouve dans la grotte. La série commence par des noirs et des rouges, puis progressivement, évolue vers des couleurs plus vives. Nous sommes rentrés dans le ventre de la Terre ; en sortant de cet univers souterrain, on ressent une sorte de transcendance. Dans ces peintures, j’ai cherché à donner corps à cette transition de l’obscurité jusqu’à la lumière.
Sur quels autres projets travaillez-vous ?
Le projet au Musée d'art moderne de Paris trouvera un aboutissement avec une exposition au printemps, qui présentera le résultat de ces ateliers avec quatre mille enfants. Une exposition de mes peintures sera également présentée à la galerie Thaddaeus Ropac, à Paris. Entre-temps, je donnerai un concert avec un orchestre de chats au musée By Art Matters à Hangzhou, en Chine. J’ai énormément de projets en tête, mais développer mon activité de peintures est un objectif important pour les prochaines années.
« Oliver Beer. Reanimation Paintings : A Thousand Voices », du 4 octobre 2024 au 13 juillet 2025, Musée d’art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris.
« Resonance Project : The Cave ». Grandes Locos, 17e Biennale de Lyon, « Les voix des fleuves. Crossing the water », du 21 septembre 2024 au 5 janvier 2025, divers lieux, Lyon.